jeudi 30 décembre 2010

(suite 1)

Quand Marie-Ève est partie, c’est comme si rien ne se passait, il ne s’est presque rien dit. En fait, elle n’a presque rien dit, et moi, rien. Tout s’inscrivait au même instant dans ma tête, comme si je choisissais mon drame, je ne sentais plus mon corps. Je n’avais pas le vertige… j’étais impossible, un bruit pris dans une salle sans écho. Je dis : quand elle est partie, mais – elle a dit


Tu t’en vas, Calixte; tu pars… Tu t’éloignes. T’es trop loin, comme… Moi, je peux plus te suivre.


et je la frappais sans le faire et l’image me brisait, les petits morceaux pointus, minuscules, des aiguilles de verre microscopiques par milliers de millions me désasticotaient dans le sang jusqu’aux plaquettes, en infini de miettes miettes. J’ai voulu tout détruire, tout, m’exploser le crâne par le cri mais rien n’est sorti, j’ai levé le bras dans un tic et kissé le sol, mes genoux avaient flanché, j’ai cru ne jamais me relever, j’en ai profité pour me condamner avant que pire ne se passe.




Funky shit!




La plus jeune des deux est aussi plus grande, et plus grosse – sans être obèse, loin de là; toute en voluptés fermes et fortes, les yeux pers, les cheveux blonds avec des mèches plus foncées naturelles, bouclés, relevés derrière la tête en cascades et couettes libres qui lui bordent le visage où s’épanouit la bouche la plus sensuelle, des lèvres faites pour à jamais manger le délicieux gâteau de la vie.

Elle est à genoux devant l’autre qui repose, à l’aise, au creux du divan, entre ses cuisses nues, et lui caresse doucement les hanches, les seins, cherchant parfois des yeux son regard; replace une mèche derrière son oreille, son petit nez obscène au-dessus de sa bouche entr’ouverte, luisant de cyprine, de sueur et de salive; elle lui lape longuement les lèvres, les grandes, les petites, la langue qui s’enroule et se blottit, farfouille, darde, revient pour laisser sucer le clito quelque peu, et elle déglutit puis reprend son souffle, et glisse avec adresse :


Vas-y – je t’accompagne.



Ce matin, je suis sorti marcher. Sans raison, vraiment; sans savoir pourquoi, ni même ce qui m’y a poussé, à l’origine – ni rien.

Fut une époque où je me levais toujours tôt, comme ça; quelques années durant, seulement. N’y a pas si longtemps. Je tenais. J’étais dedans. Je n’avais peur de rien – plus peur de rien. J’ai été d’une innocence à crier. Je me levais sans café, sans râler, sans y penser. Je ne peux pas le croire. C’est vraiment la honte.

J’ai marché loin. Je n’ai pas senti le froid – je ne sais pas.

Je me suis retrouvé à visiter les coins où j’ai grandi, près du Stade. Comme un vrai perdu. À un moment donné, soudain, pour rien, j’ai été très gêné. J’ai eu l’impression qu’on me regardait par les portes, par les fenêtres, que vient faire ici l’inquiétant personnage, le rôdeur, qui hésite au coin de la rue, descend, remonte – non, redescend? et file!

Je me suis réfugié dans le Collège de Maisonneuve. Traversé des flots de jeunes affairés, grouillants. Mes pas m’ont comme tout naturellement mené à la bibliothèque. Elle est à niveaux. On y entre par le troisième étage du collège. Il y a une autre porte, en face, passé l’accueil et les photocopieurs multitâches : grande et lourde, en bon bois; et là, encore un escalier. Le silence est doux. Au niveau 2, la lumière m’a saisi : le mur sud-est en entier n’est qu’une immense baie vitrée, légèrement teinte en jaune, ce qui rend chaud l’éclairage naturel et – je le remarque en m’approchant, fasciné – fait apparaître irréel, quoique à peine, comme dans un rêve, le panorama offert en plongée.

Hochelaga qui s’étend vers le bas, vers le fleuve. À gauche – à l’est –, rien que ça. Du Hochelaga. Du Brightmoor, Detroit. Du Devil’s Pocket, Philadelphia. Pour ce que ça changerait à l’histoire.

Machinalement, j’avais attrapé un livre et m’étais installé près de la fenêtre à une table isolée, en retrait de celles qu’occupaient quelques étudiants dispersés, comme si on m’avait réservé tout l’espace. Et c’est là que je l’ai aperçu, à travers la vitre. J’ignore le titre du livre; je n’avais d’ailleurs, au fond, aucune intention de l’ouvrir.

Le petit garçon jouait, seul, dans la neige salie. Le stationnement du collège s’étendait sous mes yeux, limitrophe du terrain de football, et à la jonction s’élevait un énorme banc de neige accumulé là depuis deux mois par les déblayages successifs du parking. L’enfant, six ans, huit ans, peut-être, restait assis à mi-pente et creusait des sillons autour de lui avec ses mitaines, l’air de rêvasser comme tous les petits gars qui jouent en solo comme ça, dehors, l’hiver. Je ne pouvais détacher mon regard de sa petite figure, émergeant à peine, perdue au milieu de son capuchon et serrée entre une tuque et un foulard, délicat visage pâle dans des habits bouffants bleus et noirs, au centre d’un îlot brillant de lumière aveuglante. Je ne me sentais plus être. Je ne pensais à rien. Je ne saurais pas dire le temps qui a passé jusqu’à ce que, m’arrachant une faible plainte, si basse et douce que j’ai sursauté après-coup, m’apercevant que c’était ma gorge qui la poussait, je vis lentement l’enfant se retourner vers moi, en levant la tête, et me regarder droit dans les yeux comme si je l’avais appelé et qu’il avait pu m’entendre, et rester figé, tout comme moi, et lever son petit bras, et m’envoyer la main dans sa petite mitaine comme un bonjour et comme un au revoir.



De la Rive-Sud, si on veut prendre son temps ou se changer de l’ennui profond de la 20 au moyen d’un itinéraire plus pittoresque, suivant le cours du fleuve de plus près, on arrive à Québec par la route Marie-Victorin – la 132 – qui voit soudain surgir à gauche les deux ponts voisins au bout de nulle part. Mais tout juste avant apparaît, l’espace d’un clin d’œil, tassé sur lui-même au milieu de la campagne environnante, Saint-Nicolas, grand comme un village, aujourd’hui quartier de Lévis fusionné. On s’y était installés, pour trois petites années qui me paraissent une vie, quand mon père avait été muté. Rien à voir avec le Père Noël.

Ma rue limite la ville à l’ouest. Au bout, elle bifurque à gauche – formant, cette fois, la limite sud – et change de nom pour Du Rocher. Pour cause : derrière ses maisons se dresse le sommet d’une formation rocheuse enfouie qui s’étire et la longe comme une chaîne de montagnes miniature, domestique. Au-delà, bien plus loin seulement, à travers champs et boisés, passent des chemins de campagne désolés dont j’ignore l’existence.

Pour aller à l’école, il y a un chemin secret. Au lieu d’emprunter Du Rocher, on aime passer derrière. Au bout de ma rue, j’entre dans les bois et trouve un petit sentier qui court tout le long de la base du versant caché. À mi-chemin, il y a un pan dénudé, et cette petite clairière inclinée fait une côte fantastique pour les glissades en casse-cou, l’hiver, avec nos tri-skis. On arrive ensuite au parc municipal en son endroit le plus étroit, enfoncé par l’espace indompté : vingt pas plus loin, on a déjà rejoint le dernier segment du « passage secret ». C’est quasiment un tunnel – c’est ce qu’on aime s’imaginer. Les feuillages forment une voûte épaisse et la trajectoire tourne juste assez pour qu’on ne voie pas la sortie se rapprocher, de loin. La blancheur toute crue du jour perce avec mon anxiété soudaine, perce mes tympans, je suis sourd de la douleur de me voir, je n’aime aucune couleur. Ce tunnel débouche au creux du fond de la cour d’où on peut te regarder arriver de partout pendant longtemps. Là-bas, en briques rouges, m’attendent les murs de l’école; et, entre eux et moi, l’étendue infinie du terrain de l’humiliation.



Bon! Calixte qui est à la mode, à c’t’heure. Regardez ça : tu penses pas que c’est des vrais Doc’s shoes, j’espère?


Les autres sont pris à témoin. En regardant par terre, ils sont déjà d’accord avec Carlson, même sans savoir pourquoi.


Je sais pas… Mais… me semble que oui! C’est ma mère qui les a achetés.


C’est mon père qui les avait achetés.


Ben, merci, Maman Gourd! C’est pas des vrais. Voyons donc!


Il dit voyons donc en détachant les syllabes, en y mettant beaucoup de la force considérable de ses poumons. Sûr que, là, je suis un cave.


Calixte! C’est de la marde, ces godasses-là!

Bon! Les tiens, c’est des vrais, peut-être?

Mais oui. Regarde.


Je ne vois pas. Les Doc’s ont été la grosse mode pendant quelques années, quand j’étais au secondaire. En réalité, il a bien pu n’en être ainsi qu’à mon école, une école privée, quatre cents élèves, à peine, de la sixième primaire à la cinquième secondaire, issus de maisons cossues – sauf pour quelques uns, dont Carlson et moi –, maisons d’où le mépris suinte plus que l’amour filial. – Moi, c’est vrai, le foyer, ça pouvait aller; j’étais aimé, bien que mal. Carlson, lui, c’était une autre histoire.

Les vrais Doc’s coûtaient cher. Ma mère avait jugé, pratique, que de payer plus cher, en soi, n’était pas nécessaire. Mais je ne m’y entendais en rien. Je réponds :


Je vois pas.

Voyons donc, ouvre tes yeux, Calixte! Check!

Je sais pas…


Si je pouvais casser la gueule des baveux rien qu’en claquant des doigts… Je ne sais pas.


Tes godasses, Calixte, sont en cuirette.

Ah bon… Sont en quoi, sinon, les tiennes?

Bouh! Sont en cuir, calvaire!

Oké… Mais… comment tu fais pour voir ça?


Carlson m’a montré, en triturant ma godasse, pendant que je sautillais sur une patte, qu’on reconnaissait le similicuir à la texture (caoutchouteuse) et à l’épaisseur (minime), et aussi à la présence, collé sur la surface cachée, d’un genre de tissu lâche, fait de fils de fibre synthétique entrecroisés.

C’est pour fortifier la cochonnerie, ça, qu’il m’a dit. Il m’a dit aussi que le cuir est souple et tenace, tandis que ta godasse, elle va se fendiller de partout, ça sera pas long. Tu vas voir.


J’en fus, sur le coup, proprement mortifié. Pourquoi fallait-il qu’existent ce genre de détails tout juste bons à me faire traiter de con par un Carlson.


Mon dos d’adolescent s’est voûté – encore plus.


Ha! Ha! Ha! … Faut que t’écoutes Carlson, man. Je sais toujours ce que je dis!



Tu sais qu’il ne faut pas… Tu sais…

Tu sais qu’il faut refuser qu’on nous parle d’une façon qui nous rabaisse, mon petit homme, hein? Tu m’écoutes? Pleure pas… Tout s’arrange… Tu sais…

Dans la vie, c’est comme ça, on n’y changera rien : il y a toujours des durs pour écraser plus faibles qu’eux. En fait, ils ne sont pas forts pour vrai; c’est pour ça qu’ils ont besoin de s’entourer de personnes plus… plus craintives, plus timides : ça leur donne l’impression de valoir quelque chose – tu vas en venir à les reconnaître sans hésiter, tu vas voir.

Tu me suis, Tom? Oh! c’est sûr, c’est pas facile à vivre. Mais pense bien à ça : entre eux et nous, lesquels sont les plus malheureux, à ton avis?


Pfff… Lesquels! Qui peut le dire?



Mon père trouve que Carlson a quelque chose d’un bum – comme il dit, avec son air de vieux. C’t’un p’tit gars qui a l’air d’avoir b’en, b’en du caractère, en tout cas!

Faudrait voir comment il répondrait à ça…

Ah! Non, non, non! Le Carlson, c’t’un bon gars, Monsieur Gourd! Moi, je rassure pis je m’assume… Inquiétez-vous pas, je serai pas une mauvaise influence pour votre enfant!

L’achalant me nargue en plein devant mon père, avec un sourire en coin qui me dit de laisser faire, c’est rien que des jokes.

Mon père qui me fatigue avec ça.

J’espère, mon gars, que vous faites pas de conneries, là.

Tu sais de quoi je parle, hein.

Bien sûr, il parle de mauvais coups, comme il dit, de piquer au centre d’achats, de jouer les ultraviolents sans doute entre drougies dans les parcs où on traîne. Mais dans son langage de vieux, évidemment, faire des mauvais coups ça veut surtout dire prendre des brosses et prendre de la drogue. – Doux Jésus! Quel malheur.

S’il savait. S’il pouvait juste se lever le nez un petit peu de ses rénovations, j’aurais pas besoin de lui cacher rien, il verrait, mais il est aveugle, il voit rien, comme tout le monde qui se sont laissé prendre dans le système. Moi, avec Carlson, on va faire quelque chose de gros, ça va finir, la police et les gouvernements de marde.



J’avais tellement peur de lui. J’avais peur, tout le temps, qu’il me ridiculise. C’est comme ça qu’il fonctionnait, le Carlson. Je le savais, mais je n’étais pas capable, comme aujourd’hui, de réagir autrement que par la soumission, ni de me protéger. Il m’a endurci si bien – d’ailleurs, il s’en vantait : il croyait réellement me donner un coup de main dans la vie – si bien que j’ai intégré toute l’agressivité qu’il m’a fait absorber de force. Carlson me poussait à me révolter contre lui, en sachant sa force physique tellement supérieure qu’il ne courait jamais aucun risque – et aussi parce qu’il détectait parfaitement ma lâcheté : je n’aurais jamais osé l’attaquer par surprise – et il continuait jusqu’à me rendre fou de rage, jusqu’à ce que je ne puisse plus rien faire d’autre que l’affronter, désœuvré, en animal pris au piège, et il s’amusait à encaisser mes coups, à m’esquiver, à me déséquilibrer puis me laisser reprendre pied pour me contrôler encore et il finissait par m’immobiliser, il attendait, complètement exalté, de sentir le déclic dans mon âme, le krach, le moment où je m’avouais tué, kaput, détruit, et il en jouissait, le sale. Et si jamais, par malheur, j’arrivais à lui faire le moindrement mal avec un coup chanceux, la lueur de plaisir s’éteignait ill loco dans ses yeux et je pouvais m’attendre à de la vraie brutalité enfin. Penser seulement à lui, aujourd’hui encore, me donne envie de le casser en miettes, de le massacrer de mes deux mains comme on désosse un poulet. Je suis devenu violent pour lui. Je me suis conditionné à pouvoir briser n’importe qui, spécialement pour lui.



J’entends Marie-Ève qui arrive et je panique. Je me calme. J’essaie. J’ai encore tout fait mal. Je lui avais promis de laver la vaisselle, nettoyer, mettre un peu d’ordre, et je n’ai rien fait. Pourquoi. Pourquoi c’est si grave.

Elle entre, démonstrative, volubile, et fatiguée, je le vois bien, vraiment fatiguée. Malgré l’énergie que son port suggère. Quand elle revient ici, elle se libère. Je sais que, dehors, elle porte un masque. Celui d’une reine. Toute sa force intérieure se concentre à sa surface, sur le revêtement visible de son âme, afin de ne jamais donner d’impression de faiblesse tandis que les radiations du quotidien l’atteignent par le milieu. Mais ici, elle n’a plus de frein. Agitée, à fleur de peau, elle a faim, elle a hâte de se coucher sauf qu’elle a de l’étude et un travail à terminer, et ce n’est pas très long que j’y goûte. Pas vraiment qu’elle m’en donne, mais je goûte bien ça, moi, grâce à feu ma mère. Suffit de hausser le ton – ce qu’elle fait sans colère, je le sais bien, mais – ça y est, il faut que ça cesse. C’est juste elle, elle est comme ça. Pas de bouchon quand ça commence. Pas de off. Moi, je suis silencieux, je ravale puis ça ressort en littérature, mais elle, elle parle pour que ça sorte tout de suite et jusqu’à épuisement des stocks, et ses yeux vont dans tous les sens et ses bras s’agitent et elle marche sur ses talons et il faut que ça cesse, il faut que ça cesse, je n’ai rien d’autre en tête, ça va cesser!


…puis le fil d’un voile me tranche l’ouïe du fond du crâne pendant que, détourné, j’aperçois par la fenêtre de derrière, celle de la cuisine, un chat surgi sur le rebord, qui miaule, muet, l’œil fou, les pupilles inondées de lumière et livides. Il y a plein de chats dans notre ruelle. C’est le Chinatown des chats. Le jour, c’est plein d’enfants. Je me calme et je l’entends à nouveau, un peu tarie – c’est mieux; mais moi, je ne dirai rien. J’ai donné ma langue au chat. Elle veut savoir. C’est des questions, maintenant.


Arrête!


J’ai crié un peu fort.

C’est elle qui est toute croche, maintenant. C’est chacun notre tour. Après, on va se raccorder. Ça se fait pas tout seul, habiter en couple. Surtout avec moi.


Chérie, je l’admets, je suis une loque, fous-moi dehors mais chiale pas comme ça, s’te-plaît. Ça, je suis pas capable!…

Oui, c’est vrai que j’ai de la misère à m’arrêter, quand je m’excite, je m’en rends pas compte, je te le jure…

Hou, quand tu t’excites…

Mmm… Après tout, c’est rien que de la vaisselle… un peu de ménage…

Oh, oui…



J’ai le goût d’une bière. Six bières. Quatorze bières.


Ce n’est pas la meilleure idée.

Mais que faire.



Marie-Ève est vidée. Elle a maigri, elle angoisse, des cernes concentriques lui mangent le visage. C’est moi qui l’empêche de vivre, parce que je n’ai pas de projets, parce que je vivote, je ne bâtis rien pour moi et encore moins pour nous et le temps passe, et elle craint de perdre sa vie.


Je ne comprends rien. Je ne comprends pas pourquoi je n’arrive pas à plaire et je me hais quand on m’aime; c’est parce que je les incite habilement à le faire, je suis bon là-dedans, en fait je ne sais faire que ça – c’est ça : je ne suis pas aimable, normalement.


Pas de cœur.



Bon! Bêh! Les grosses histoires. Tu vas m’émoir! Tu vas m’émoir! Ciboire, Calixte! Qu’est’ c’est que tu penses que je fais, moi, avec ma mère qui me serre jusqu’au cou, fort pour m’étouffer, juste pour me souhaiter bonne journée? Hein? Ma mère, c’est une câlice, ça, tu le sais, je te l’ai déjà dit, mon Calextipé!… P’is, ma mère, là, tu veux-tu savoir ce que je fais avec pour avoir l’ostie de câlice de paix, sacrament? Ben J’I DIS DE FERMER SA YEULE, OSTIE DE CHIENNE, PIS J’A TABARNAQUE AU BOUTTE DE MES BRAS, ostie de câlice d’enfant de fifi!



Carlson fait la même chose avec d’autres. Leur crier dans la face. Avec tous les autres de notre gang. Avec Cristobal il est vraiment trop impitoyable; le pauvre gars en oublie comment parler, si bien que j’ignore en vérité le degré de son aptitude au langage, sans blague, il fait des formes avec sa bouche et il geint, les épaules haussées, ses épais sourcils foncés qui tressautent, comme un clown à batteries… Des fois il s’en sort comme ça, en le faisant rire. Mais, souvent, là, Carlson ricane, il ne rit pas vraiment, il observe Cristobal qui ne se doute de rien et il lui rentre dedans tout à coup comme un maniaque…


Cristo! Cristi de sti de to! Cristuuuuu! Cristèèèèè! Cristi d’innocent, qui a rien dans le cerveau! Hein, mon Cristo! Ostie de pas vite! Ostie de Cristo de pas bright!…


Et Cristobal fait : « meumeumeuh meuh meu meu… rrrrrrrrrglaaarghf! » Et moi je ris – on rit tous – mais je trouve pas vraiment ça drôle…



Quand j’ai connu Carlson, à treize ans, j’ai commencé à disparaître de chez moi. Tout est arrivé en même temps, comme par malheur. Mon père venait de sombrer dans l’obsession de la rénovation. Dans la maison, c’était le chantier chaque weekend, la scie ronde qui hurlait comme une hyène de métal mal huilée, le marteau, la perceuse électrique et ses cris rauques, inhumains, les portes ouvertes toute la journée au grand air trop frais du printemps; moi, dans ma chambre, je gelais, à l’entendre traverser les pièces en haut avec ses grosses bottes, sortir, brasser du stock dans le pick-up, ahaner, rentrer, bûcher encore. La cuisine était devenue impraticable. Du bran de scie partout, de la poussière jusque dans les armoires, l’eau courante coupée. Mon père avait commencé par la finition toute raisonnable de la salle de bain du sous-sol : tirage des joints, pose des tuiles du plancher, peinture; puis, il s’était mis en tête de rénover la cuisine. Toute la cuisine. Comptoir, évier – tout. Armoires. Tout changer. Toute la cuisine, en premier, et puis ce serait le salon, fallait encore voir, et, plus tard, la salle de bain principale. Abattre des murs, restructurer. Il allait plusieurs fois par semaine s’approvisionner chez Réno-Total, le magasin-entrepôt géant qui venait d’apparaître, comme une excroissance maligne, avec son stationnement démesuré, en bordure de notre petite municipalité de banlieue. Reconstruire l’intérieur en détruisant l’extérieur. C’était juste après que ma mère eut décédé.





Fuck it all!





Un soir vers neuf heures à peine Carlson rentre à l’appartement soûl mais j’ai déjà vu pire. Je l’entends marmonner quelque chose à propos de l’ostie de coin de tapettes et rire en même temps, ou juste après, plutôt expulser de l’air en vaporisant de la bave, au son, puis se prendre les pieds dans les bottes et cogner dans le mur en sacrant, câlissje tavarnakje. J’ai l’impression qu’il fait exprès. J’en suis sûr. Ce n’est pas la première fois. Quand Carlson a bu tout le monde a les facultés affaiblies, et chaque bière lui fait effet en double ou en triple selon le degré du trouble qu’il se sent en forme pour créer.

Carlson titube dans le corridor jusqu’à moi sans finir une phrase informe qu’il avait commencée, rote et, en débouchant dans la cuisine, passe en feignant de ne pas me voir tout de suite et donne contre la table, et s’affale sur la chaise aux barreaux lâches qui craque. Je regardais vaguement la télé, avec un livre, pas ouvert.


‘Tention au cendrier!


qui éclate

ra

Filera au sol et instantanément s’échangera pour un nuage affreux d’éclats vibrants, des gros, des infinitésimaux – poussiériques; insoutenables

Un peu exaspéré, j’avertis Carlson qui avait heurté mon cendrier du coude en s’écrasant, sans avoir fait mine de s’en rendre compte. Mon cendrier inconcevable, énorme, brun, fait à la main, unique au monde et dans toute l’Histoire; psychédélique – mais en tons de brun, orange et beige!... – Le nombre de mégots de joints qu’il avait pu recueillir au total… Y avait eu une époque où il débordait tout le temps, quand t’étais pris plus rien à fumer t’avais juste à fouiller dedans : tu pouvais ramasser de quoi te rouler un méchant bon bat; fallait juste que t’aies du papier. J’avais acheté ça des années plus tôt, dans un bazar, au sous-sol d’une église à Saint-Ubalde, au cours d’un petit road trip d’une journée en famille avec Lydie – mais avant la naissance de Tom; avant même la conception. Auquel je tenais pour toutes ces raisons, et surtout, peut-être, parce que Carlson en menaçait l’intégrité physique, Carlson dont il fallait ne jamais toucher la moindre des affaires sinon il s’en rendait compte et nous accablait de menaces et de reproches.

Sa réponse a été de grogner en faisant semblant de baver à son insu sur sa chemise, dont un bouton avait sauté à mi-ventre, pendant que mon cendrier basculait au bout de la table. Je suis sûr de le voir sourire, mais à peine : un soupçon, juste après la cassure; sous ses yeux mi-clos, où je sais que se cache, très probable, un regard en biais sournoisement alerte : il évalue la situation. Se demande comment enchaîner – je l’ai même déjà vu, dans un moment comparable, rester longtemps figé, l’air assommé, puis trouver qu’il n’y avait plus rien de spectaculaire à énoncer ni de drame à livrer mains liées dont il eût le goût, ou l’idée, faut croire : un déclic insensible se faisait, je le voyais faire – hop, fermé pour la nuit – décider de s’endormir, sans différé! – mais trop tard ce soir tu l’as dans les dents,

je crois qu’on avait annoncé plus tôt sur SRC la mort du « Rocket », anyway et

effectivement, dans un impondéré geste de révolte gratuite j’avais, d’une détente sèche, lancé le livre cartonné que je tenais sur les genoux tout droit dans les dents de Carlson qui change de personnage aussi sec dans

le temps d’un battement de cils; il

est sur moi, d’une seule main puissante j’ai la gorge emprisonnée en sachant qu’il ne force presque pas pour l’instant, je pense que j’entends l’écho de nos cœurs battre pour effriter le gypse des murs craquelés avec ce maudit plancher qui penche.

La lampe derrière moi galvanise l’image de la face de Carlson hallucinée à deux nez de la mienne – parce que, j’ignore avec quelle suite dans les idées, je me suis dressé debout au-devant de lui avant qu’il ait pu me surprendre assis ridicule d’infériorité dans le profond divan moelleux – mais ça ne peut que me mener nulle part. Si mon ami s’était découvert vraiment très soûl j’aurais peut-être pu m’accorder d’envisager la possibilité d’en tirer parti, pour une fois lui servir sa médecine, un peu, à tout le moins le conduire à son lit sans gaspiller trop d’égards ni de douceur, maigre maître saugrenu d’une guenille humaine étourdie, désorientée; mais il n’eût su plus soudain en être quelque question. Dans un éclair interminable, exorbité, la partie des sclérotiques exposée en forme d’anneaux parfaitement circulaires autour des cornées noires concentriques, presque toutes noires, en fait : ses pupilles sont difficiles à distinguer même de proche mais je vois nettement l’infime différence de ton des iris, il se trahit, trop intense, trop vif, puis s’en rend compte et tâche de vaciller, modérément, pour la forme et bégaie exprès sur son premier mot quasiment hurlé.


T-… T’es-t-un détesteur man!


Pendant le flash sans fin, tout de suite, et à répétition, j’ai constaté qu’il était beaucoup moins intoxiqué qu’il avait voulu me le faire croire, et que, s’il fallait que je brusque encore une seule particule d’éther même inexistante, je pouvais me retrouver à l’urgence dans le quart d’heure.


’Scuse, man.


Je l’ai dit sur le ton le plus viril que j’ai pu simuler. Avec cet air qu’on prend pour inviter honnêtement à la conciliation, écœurant, démoralisant. Carlson a maintenu sa prise que j’avais sentie se relâcher – quand? je ne sais plus – d’un millinewton – pour la contenance et aussi pour le public ravi d’anges déchus, là, dans son ombre dure : une mèche qu’il aime bien vendre, ça – et m’a libéré d’un mouvement résolu, sans perdre le contact oculaire – comme il est écrit de faire dans son traité de valeur ou bible du mâle du mal – en reculant d’un pas, puis deux, avant de s’écraser de nouveau sur la même chaise, qui couine, m’a redit, calme, cette fois :


T’es rien qu’un maudit détesteur, man,


pendant que ses paupières s’appesantissaient;


c’est rien que ça que t’es… : un salaud de détesteur.

’Scuse, man.



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