jeudi 30 décembre 2010

(début)


Stéphane Ranger





Les détesteurs


Anti-récit






















À moi























Things you tell the most stories about are often the least truthful because what you're remembering is the story, not the memory.

David Carr

Night of the Gun




He had not known just how greatly he had been divided and separated because once he started to work he wrote from an inner core which could not be split nor even marked nor scratched.

Ernest Hemingway

The Garden of Eden




Aye, an’ a bit of mackerel, settler rack and down

Ran it down by the home, and I flew

Well, I slapped me and I flopped it down in the shade

And I cried, cried, cried.

Roger Waters

Several Species of Small Furry Animals Gathered Together in a Cave and Grooving with a Pict (Pink Floyd, Ummagumma)











SUITE DU CAHIER NOIR






J’ai des détesteurs dans ma tête

qui me disent

qui me disent

de faire des petits meurtres sympathi

i

ques



T’es-tu une tapette? Voyons, ostie, c’est quoi ça, ces moumouneries-là! Never complain, never explain, qu’il me dit, Carlson. Sauf que



…tout prend son sens. – Quand tu l’exprimes assez longtemps.

Mais en même temps, il faut écrire le paragraphe parfait, le plus court possible, une phrase, un mot, qui fasse tout le monde se taire!

En crachant ça, il sourit de côté, avec sa canine supérieure droite qui me brille en pleine face, sous son chapeau noir, encadrée par une barbe virile.



Ça fait que je pompe pis je lève des poids pis je me dis pis, pis, pis quoi! Esti. Pis si tu. Jva tkasser a ïeule. Mais! Je me retourne vers Tom, tranquille, je lui raconte que la violence, c’est jamais une façon d’arranger les affaires. Je raconte vraiment très bien.



Je le regarde, mon petit Tom. Sa peau est tellement belle, toute neuve, ses lèvres ont l’air douces, c’est une bouche qui n’a pas mangé de marde. Son petit nez rose-pêche, ses cheveux sont blonds, ses yeux, si beaux, si beaux. Si en santé. Propres. Et mon image dans le miroir. Ça ne se peut pas. Ça ne se peut pas qu’on m’ait fait autant de mal, maudit. Ça ne se peut pas.



Pendant que je marche vers le vendeur qui me regarde venir avec ses grandes lunettes de soleil. Eh oui, man, je me fais ça à moi, et les détesteurs dans ma tête imitent le bruit de mes pas. Je vais blanchir ma folie, blanchir ma folie, me blanchir à folie. Je vais te tuer.



Je m’en souviens, il y avait ce gars-là, un pauvre homme, mon propriétaire, Angelo, il avait une vision, c’est vrai, et quand j’y repense, j’y repense en regardant l’horreur qui pousse dans ma toilette, constat typique. Crasse entre les tuiles, bois pourri au bas des murs et moisissures tout le long du contour du bain. Glisse le voile brumeux, piètre état des lieux. J’imagine la situation, si tout le monde déménage, comme on le fait, tous les ans, tous les deux ans, jamais contents une bonne fois, comment la coopération va se faire pour rénover nos maisons? À l’abandon. Les égouts, le système, à l’abandon, tout ça. Je le comprenais, mon Angelo. Angelo m’avait regardé dans les yeux, pas longtemps, avec ses deux yeux jaunes de foie cirrhosé en m’expliquant toute b’en ça. J’veux qu’tu m’en parles, tu campran!… et il roulait ses r en asticotant le langage comme son italo-montréalais, j’aime quand… j’aime que mes logements soient en bonne condition, tu campran. Moi si y a que’qu’ chose qui pète j’aime mieux le savoir, comme ça j’peux l’réparer p’is plus tard ça me coûte pas plus cher…

Ha! I’ avait b’en raison mais i’ est juste venu une fois pour patcher de quoi, taché le bain en renversant du Drano pour régler un problème de tuyaux, p’is là il l’a vendu, son bloc. P’us à nous, entre moi p’is lui!



Moi, on sait bien, je suis un trésor.


Moi, je peux faire tout ce que je veux, quand je veux; je suis capable de faire la vaisselle et de bien tout ranger dans la cuisine, je cuisine, je fais les courses – deux minutes à pied – je peux balayer, je lave, quand je m’y mets je vole comme un lutin, je dérobe du temps à la poussière, je retrempe torchons et vadrouille, me repenche, astique, éclabousse, tord, frotte, essuie, comme rien. Mais pas l’époussetage. L’époussetage, ça c’est ma mort. Ne me fais surtout pas chier avec l’époussetage.


Moi, quand on ne sait plus, je ne coopère plus.



Il y a

une sphère

il y a un niveau de structure de notre civilisation dont il y en a qui…

il y a une sphère de pouvoir au-delà de ce qu’on peut voir autour de soi, et où ça passe comme un courant. Ceux qui ont appris à gagner à y puiser ne veulent pas que cette source se tarisse! Si tu fermes ton ordinateur ton téléviseur, que tu te lèves, que tu te sortes dehors, écoute et regarde au loin, qu’entends-tu, dis-moi, sont où, les autres? Les vois-tu? Tu seras un brave homme. Ceux qui restent illuminés de la réalité du dehors vont vous squatter, tu cours au devant de terribles dangers. Quand vous attendrez de votre gouvernement que. De votre gouverne-vent que. Il ment, parce que vous ne croyez pas que. Il vous répond, repliés dans des chicanes de bon-vivants que vous êtes.


Bon enfant!



Tu es cynique. Tu n’as pas le sens de l’humour.


Attends, le sens de l’humour, c’est avec ça qu’on les assoit, les problèmes comme nos enfants? En attendant?

Appelez-moi quand vous serez grands?



Mais je guéris. C’est pas de ma faute. C’est de la mienne. La maladie, ça ne se traite pas, ça ne se pense pas en termes de médicaments, de thérapies-choc ou d’opérations, d’interventions chirurgicales; la maladie a quatre dimensions, elle surgit de tout ce temps et par-derrière lui, murmure, nous souffle des monstruosités à l’oreille – c’est une rumeur qui circule sur vous : saisissez-vous-en et vous entrez dans son histoire, vous êtes cet aventurier du mythe, vous n’en sortirez jamais.


8 oct.’08


Elle possède une chevelure abondante, brun foncé, presque noire, comme l’iris de son regard, soyeuse, légère et qui tombe, raide, sur ses épaules et dans son dos, un teint vif, une voix pleine et joliment accentuée. Je me retire et la contourne, sans la quitter des doigts, pour lui mettre mon pénis sur la langue. Ses lèvres me font plier les genoux. Elle est parfaite. Elle sourit! Explosive. Je touche son anus d’un doigt mouillé de salive, lui insère un butt-plug, elle gémit, la bouche pleine, puis je la reprends vaginalement, penché, une main sur la nuque, l’autre au flanc près du sein. Ses yeux se révulsent à demi.

Calixte… sodomise-moi, qu’elle me siffle, sortant du paradis.

Et j’entre en enfer.




Fuck that shit!




Elle finit toujours par me crier – mais littéralement crier :

Tu comprends rien!

avec sa voix de crécelle aux accents d’illettrisme nauséeux, comme on en entend à Verdun, dans Hochelaga, et partout dans les maisons piètres; son ton qui s’infléchit vers le haut, chaque fois – chaque fois qu’elle s’adresse à quelqu’un d’autre qu’elle-même, en fait – sa vie sociale est tout entière une question, une question-piège, et chacune de ses questions une marche inéluctable au sein d’un interrogatoire décisif qui monte en épingle et se dresse pour faire se rétracter jusqu’au non-lieu la partie défenderesse; jusqu’au non-lieu : la fureur saborde sa cause incontrôlable et sa bêtise le lui cache.

Tu comprends rien, hein!

Ah. Bon. Bien, non; t’as raison, Lydie.

Mais, comme, de mon point de vue, TU ne connais rien à rien, – vas-y! crie encore – c’est kif-kif, à mon tour, tu t’amuseras, le no comprendo, si je te suis, et comme je le vois, ça t’excite, d’une manière ou d’une autre, donc; regarde bien ça, et bonne insignifiance! Je m’en vais te raconter une histoire, tu vas voir, et t’as même pas besoin de te forcer, c’est comme un conte, une fable, pour enfants d’âge préscolaire, du tout cuit comme le gruau des trois ours découvert dans la petite maison qu’a souillée Boucle-d’Or!


Je n’ai jamais le cœur de lui répondre comme ça. Le courage – ou la lâcheté. Plutôt la lâcheté. Parce que c’est elle qui détient quelque chose à quoi je tiens. Ce serait un courage d’imbécile que de l’envoyer chier. Elle s’en gargariserait de triomphe à jamais

mais je me fous de ses jamais comme de mes peut-être, et je ne dois pas permettre que son arme débile et si peu subtile, la seule qu’elle possède, son indélicatesse, attise mon impatience – parce que c’est avec mon impatience que je dilapide mon univers

quand tout a pourtant l’air si simple! et ça l’est, je suis riche d’esprit, et bourré de talent – je suis fait de talent, qui mis ensemble fait des morceaux de talent, qui s’accumulent et la somme de ma personne sue le talent, pisse le talent, chie le talent, tout est absolument simple et pourtant je le détruis comme j’ai le don de sourire au milieu des ruines; les plus optimistes acclament en ça la poésie, je le sais; comment voudriez-vous donc que je fasse. Chiennerie.


C’est l’histoire d’une fille aînée qui fut traitée de princesse. Regarde, Lydie!

Oh! ses parents n’étaient pas bien riches, mais ils s’aimaient, ils s’aiment toujours à l’heure actuelle, ils sont de ceux-là, ils se sont trouvés, ils ne cesseront jamais, et malgré toute l’âpreté du travail de survie à deux, amoureux, autonomes et libres avant même la vingtaine, ils ont rêvé plus vrai que toutes les peines, et ils étaient bien heureux d’avoir eu pour fille, en toute surprise, une héritière.

La jeune maman, d’entre toutes les femmes du village, était la plus belle – cela non pas comme on dit d’une resplendissante créature dans la fleur de l’âge, ex-pucelle, épousée du printemps; on disait : Cré joual vert, ça mon ’tit-père, ma ’tite-mère, c’est toute une femme! c'est un morceau de femme d’la femme des femmes qu’y a pas su’a terre, la Madone qu’ est renaquit au village, icitte-même! – En vérité, le mot ne se prononçait pas, puisqu’il manquait au vocabulaire, mais l’idée qu’incarnait cette jeune maman dans toutes les têtes et tous les cœurs qui l’avaient ne serait-ce que croisée au marché ou entr’aperçue de l’âme au détour d’une croisée des chemins sous la montagne, était celle d’une châtelaine, à l’image des reines telles qu’il n’en existait déjà plus de par les vastes nations de l’Ouest, irrémédiablement devenues séculaires par malheur. Ses cheveux très longs, toujours propres et soignés quelles que fussent les tâches lourdes qu’elle accomplît, retombaient en torsades multiples et généreuses, pleines de soyeuse opulence, sur les merveilles de robes à l’ancienne qu’elle portait. Car elle concevait, taillait et cousait, telle n’était pas sa moindre grâce, les plus beaux vêtements qu’il était possible de voir désormais, et la petite princesse possédait, de la main de sa mère la plus merveilleuse des couturières, plus de belles robes qu’il ne lui fût possible de savoir que faire. Et ces robes, et ces autres habits que la maman châtelaine confectionnait, avaient pour tous au village un je-ne-sais-quoi qu’on eût dit d’elfique.

Le papa, lui, était charpentier, rénovateur, architecte, ébéniste, maçon, ferblantier – bref, il n’y avait pas de sous-domaine de la Construction qui ne lui fût étranger, pas même la plomberie ni l’électricité, avec lesquelles il pouvait se débrouiller mieux que n’importe qui parmi les salariés spécialisés. Il était entrepreneur à son compte, honorable comme un chevalier, fiable comme un chef – et il était un chef – aussi scrupuleux qu’un premier conseiller à la cour. Il avait construit lui-même, de la cave au grenier, la superbe maison, là où s’enfonçait le rang neuf, inhabité, du bout du chemin principal, dans les champs avoisinants jadis cultivés qui retournaient, faute de maîtres, à la nature. Cet homme, grand, fort, aux yeux bleu ciel, tout blond et à la peau tannée par l’ouvrage au soleil comme par temps froids, n’était pas qu’honnête travailleur, mari aimable et père dévoué, non; par surcroît, il ne dédaignait pas les bonnes chansons et savait siffler aussi juste et doux qu’une flûte sylvestre.

L’histoire, c’est celle d’une fille aînée, jusqu’à l’âge de sept ans unique, à qui ce père inégalable disait des contes de fées véritables et actuels, et dans la maison tout était si somptueusement décoré et aménagé, et chaque meuble, poutre, escalier, pièce de bois si bien ouvragé, poli, teint et verni, qu’elle ne put jamais que croire pour toujours, et voir de même pour toujours, son univers tel que papa le lui avait fourni et décrit et raconté et tutti frutti.

Je crains que tout le bon sens et la prudence de la maman n’y fit rien. Elle fronçait parfois les sourcils d’inquiétude, craignant que sa fille ne souffrît un jour de tant d’illusions merveilleuses, sinon à perdre, à reconsidérer; le papa aux traits de noblesse tant spirituelle que physique sifflotait des airs épiques et grandioses à sa petite princesse qui rêva ainsi tout éveillée toute sa vie jusqu’à ce qu’elle eût l’âge d’entrer, obligatoirement, à l’école, en première année.


How sweet it is to be loved by you!

Bye you!

Born on the bayou!


Mords à l’hameçon! Mords à l’hameçon! Je sais que tu aimes que je te donne toutes les raisons de me haïr.

C’est l’histoire d’une jeune fille élevée comme une princesse qui abandonna l’école à deux mois d’obtenir son diplôme d’études secondaires et qui tomba pour un beau raconteur d’histoires comme son père en passe de révolte comme je l’ai été, qui se prédestinait déjà aux délices des cours de campagne avant même de porter un petit homme en elle et qui par la suite épousa le rôle de mère si bien qu’elle ne sut jamais réellement faire de place au père, et c’est contre elle et en dépit de tout avec elle que je dois me battre quand je l’appelle comme je dois t’appeler, Lydie, pour que Tom ait la chance d’être traité en être humain doté de deux parents comme il en a le droit.


Lydie, je sais que je téléphone après dix mois d’absence

que tu arrondis à l’année oui je vois


Il ne faut pas que j’entre dans son jeu, c’est ma mort, c’est la fin, il faut que j’essuie ses cris, elle excelle comme une pieuvre en péril sous la mer et m’aspergera d’un nuage noir tachant pour fuir dans une grâce de plie, à corps et à travers, les remous de silence lourd laissés derrière, contrepoint sans fuite qu’elle escalade avant même la première montée des tons dans les aigus et les décibels de rage –


Lydie, il fallait que je m’occupe de ma santé,

ne peux-tu pas comprendre


non, c’est trop demander, avec elle on ne peut pas être à moitié, on est disqualifié; au fond, depuis le début, j’aurais dû disparaître et


Je ne pourrai jamais me racheter, n’est-ce pas

Non.

Non.

Ça ne se fait pas.

Tu m’en diras tant. On va tous y passer!

Toi en premier

Parle pour Tom. Vas-y.


Ne jamais entrer dans ce jeu avec elle.


Tom n’a pas besoin d’un père qui l’abandonne à –

Tom a besoin d’un père heureux qui sera fier


trop tard, je l’ai coupée

Je tiens le combiné à l’écart pendant qu’elle m’abrutit d’insultes drues qui me fendent la coque. La poupe en prou

ta tête dans le cul, je vais te mettre

Je dis trop de mots.

Je dis trop de mots.


À la fin, je n’ai rien à tirer, il aura fallu que j’abdique, et Tom qui attendra, et que je l’envoie se faire construire une fosse à crocodiles pour qu’elle s’y jette avec un peu de chance dans sa furie d’un beau jour, et qu’elle s’étouffe dans le vomi d’Ozzy Osbourne comme Ozzy Osbourne.



Papa…



Pour un père responsable, même sans la garde...

Sept ans durant, sept ans! je n’ai pas manqué, chaque fois je m’en suis parfaitement bien occupé – ou peu s’en faut, il y a des bas, il y a des hauts – et toujours tout s’est bien passé, et je lui manque,

et je surnage pour lui, je trouve le jus de ne pas gésir une bonne fois grâce à lui; je fais – j’y arriverai – de moi une fierté pour lui qui m’aura, sauvegardé, grandi, prêt pour lui, grâce au fait seul qu’il est

je ne comprends rien!


Oké, toi, t’arrives, tu ressors, tant mieux pour toi, mais c’est qui qui l’a élevé, cet enfant-là? C’est qui qui a été là, sans exception! quand i’ se réveillait en pleurant, la nuit?


Lydie, je


Tu, – toi, – rien! T’as jamais rien fait d’important pour lui, oké? Je te le dis, là, pis, je te le répète, là, parce que t’as vraiment, mais VRAIMENT pas l’air de comprendre, là, encore, que TOUT ce que t’as réussi à m’apporter –

tout ce que tu NOUS a apporté, depuis le début,

là,

oké,

ben c’est d’la marde. OKÉ?

T’as jamais levé ton petit doigt pour


Papa…

Attends. Ce sera pas long.


Tout son non-verbal, à Tom, me dit précisément combien davantage les silences de Lydie communiquent de ce qu’elle pense à tue-tête que les miens ce que, presque en tout temps, je ne prends même pas la peine de me laisser le loisir de formuler mentalement. Un enfant, c’est comme… Tout ce dont il se rend compte se lit dans son attitude, s’entend dans ses mots.

De toute manière, qu’est-ce que je pourrais rêver de médire? D’une certaine façon, je l’admire : je n’irai jamais nier qu’elle a dû travailler comme une perdue, et que même en comptant la motivation particulière liée au fait d’avoir eu le petit avec elle à devoir survivre coûte que coûte, que j’aurais bien eue moi aussi, et l’abattement quand moi, isolé, je pensais à lui, quand j’ai pensé à lui et pense à lui sans pouvoir faire autrement – et je sais bien, d’ailleurs, ce qu’elle refuserait d’avouer dans ces termes-là, qu’elle est absolument, au fond, satisfaite avec son sort, et qu’elle en jouit de me traiter, en parfaite irréprochable, à la dure – mais, tout compte fait, je lui suis reconnaissant de sa vaillance et surtout de ce que Tom ne soit pas et n’ait pas eu à être privé d’affection; au contraire : c’est une mère aimante et disponible.

Si je me laissais aller, ce que je me dirais, c’est qu’elle est féroce, intransigeante et naïve, et que l’ignorance maintenue, décidée, renforce depuis longtemps déjà, toute jeune femme qu’elle est encore, les œillères de son esprit

mais ça –

quoi

elle me traitera de maudit cave –

Tom s’en fera, s’y fera, et se révoltera, qui sait

Je n’ai pas de répliques à souffler

Et ça le rend songeur, toutes ces non-histoires, les silences à textures différentes, qu’il distingue,

parce que, sortant de moi, ce dont je ne répondrais pas pour elle réciproquement, la dominante est estime, pure et simple estime en quoi que ce soit qui touche à sa mère

Rien d’autre à faire, parce que

c’est important, pour moi, que


Papa…



Mon petit homme… dans ’vie, tu pars pas en guerre

si tu peux l’éviter – Tu t’entêtes pas en obstinations parce que ça se passe pas comme tu le juges bon, ou plus idéal, ou moins pire, juste pour avoir raison! Non; fais ce que dois, et puis… Patience.


Papa…

Oui, je le sais, que c’est frustrant, des fois. C’est pas facile! C’est pas toujours – pis, je te dirais même : c’est souvent plus compliqué, pas mal souvent même, peut-être presque tout le temps, que ce qu’on se dit que ça va être au départ, quand on fait des plans, qu’on est enthousiaste

ben, c’est ça, la vie –

ça te met à l’épreuve pour voir si t’as assez de cœur pour mériter d’être quelqu’un qui accomplit des réussites, des choses qui tiennent, et qui endurent, qui traversent les époques, qui débordent en avant plus loin dans le futur que sa propre génération à lui comme personne, pendant son passage en ce bas monde, sur cette Terre.


Mon père a toujours eu le sens de la morale de l’histoire.


C’est parce que, avec certaines personnes, tu ne PEUX pas gagner. Si t’insistes, ça grimpe d’un cran; elles ne lâchent PAS le morceau; pis, crèveront, s’il le faut, plutôt que de concéder le dernier mot : ça n’arrête jamais. Une de ces fois, tu te braques – non non, sacrament, câlice, là, ostie, au bout d’un essai fleuri, manière douce – rien à faire, la MULE surenchérit du tac au tac et le prix monte, monte. Tu commences à suer, t’as pas la bourse pour accoter p’is tu le sais, p’is tu bluffes, p’is tu vois ça grossir; moi, je ne suis pas gambler, je suis pourri pour frimer, si j’achète quelque chose dans un marché aux puces je paye deux fois plus qu’un autre. Je donne des trop gros tips. C’est ma nature, that’s how I work it all out, je suis très accommodant, mais pas en-dedans. En-dedans, je compte qui me doit quoi, et ceux qui tombent dans le rouge à ma discrétion l’ignorent jusqu’à ce que leurs pas les mènent un jour à passer à mon cash; et là, je te mets ça à zéro, efface l’ardoise, sauf que no te conozco nunca más, et je vais te cracher dans le dos.


Parlez d’un dur en affaires! Un requin de l’économie familiale!

Finalement, je suis l’ennemi de tout le monde.


Sauf que c’est moi qui décide.

C’est l’horrible vérité.

Je suis très gentil, mais si t’en profites pour me crosser, garanti, suppose que tu meurs de soif dans le désert, prie que je ne sois pas celui-là qui croise ton chemin, dromadaire, outres pleines, parce que – personne à l’horizon : du ciel; du sable – je passe et tu sèches. Je ne t’ai jamais vu, mais je souhaite que TU TES TEIGNES.

Les bagarreurs, les têtus, eux, gagnent toutes leurs petites luttes sur-le-champ. Ils finissent, comme moi, sans amis, mais eux c’est parce qu’on les rejette à la longue.

Ils s’entourent tout naturellement d’êtres dilapidateurs comme moi.

Lydie, Carlson. Je connais ça. Tu les mets ensemble, ces deux-là, par exemple, et c’est le combat de coqs jusqu’aux derniers mauvais sangs.


Charognards.


Lydie, dans un corps d’homme, elle aurait des cicatrices aux jointures causées par des dents.

Et probablement que Carlson aurait des cicatrices aux jointures causées par ses dents, à elle!

Carlson était dangereux. Avant d’avoir passé les douze bières et trois joints, malgré ses cinq pieds six pouces à peine, il aurait massacré deux gorilles à lui tout seul en même temps. Cognait fort. Et sa rage n’avait pas de limite. Il aurait pu broyer des crânes entre ses deux mains, comme des œufs. Il fantasmait ce genre d’accomplissements.

Tard, un soir, dans un parc, après toute une journée à boire tellement que j’avais perdu quelque part, en plein après-midi, la guitare sèche de Lydie que j’aimais bien pourtant et qu’à cette heure-là je ne m’en étais pas rendu compte encore, je l’ai vu se battre. Contre une gang de gars – sept, huit, au moins. Tout seul. Gus, un petit revendeur de pot nerveux, mégalomane, le genre dont tout le monde a le goût de se débarrasser dès qu’il fait mine de s’incruster, ce qu’il fait toujours, était là, mais au début il traînait plus loin avec des filles. Carlson, je l’ai déjà vu se faire épargner dans un bar par une brute énorme qui l’avait regardé de travers et qui, constatant son extrême ébriété, de bon cœur, s’était retenu de lui détraquer le squelette en réponse à ses déclarations d’hostilités bien senties mais risibles, à mon ami; mais ce soir-là, il avait le vin guilleret : le seuil n’était pas encore franchi et la perspective d’une échauffourée l’a dessoûlé raide. Un petit con était venu nous rejoindre sur notre banc tranquille pour une jasette débile, genre : je suis jeune et gelé, donc j’en remets; ça tourne aux bravades vides et par sarcasme, pour signifier qu’on s’en tape, de lui, je rétorque


pis moi, avec une mitrailleuse, je te mitraille les couilles.


Le petit con s’en va, et deux minutes après la gang est là.


Paraît que tu veux mitrailler les couilles de mon p’tit frère?


Voyons donc,

dit Carlson,

fous-moi le camp.

C’est pas à toi que je parle.


Moi, je me lève, et le temps de cligner des yeux mon dos donne contre le gros arbre derrière, mes pieds dans les airs, mes lunettes envolées. Je me relève et le cave me pousse encore. En prenant son élan, je le vois bien, ce coup-là. Carlson se lève et pousse le cave de la même façon, mais lui recule à peine, et le repousse, et Carlson le repousse, et l’instant d’après c’est une super impromptue danse tribale au clair de la lune. Carlson est au milieu, bondit, pivote, et tour à tour les caves s’essaient; le premier mange un coup de poing sur le côté de la tête et titube hors de la ronde – il ne reviendra pas; – le deuxième s’amène presque en même temps qu’un autre : Carlson lui tire un bras qui fait clac et le jette à terre comme un vulgaire épouvantail, et en même temps l’autre se cambre et crache en se tenant le ventre, exorbité, sans avoir rien vu venir; et Carlson fuse aussi sec et fracasse la face d’un quatrième pendant que celui qui était tombé se relève en râlant et, aussi vite que ça avait commencé, la gang se rétracte en baissant les poings. Moi, j’étais resté à l’écart, oublié. J’aperçois Gus – un peu embrouillé même à deux mètres; sa voix de fausset me l’identifie :


Salut, les gars!


– et je m’étonne de le trouver là. Après être allé voir les caves, il se ramène :


Eh! les gars! Vous avez été chanceux que je sois là! Sont toute s’a poudre, men! I’ vous auraient pété ’a gueule en tabarnaque!


Carlson le regarde en souriant, sans rien dire.

Un autre entêté, c’t’ostie de Gus-là! S’est approprié la victoire : à l’en croire, c’est lui que les caves ont écouté quand il est arrivé; leur aurait dit laissez-les, c’est mes amis. Crisse de Gus.

Carlson n’avait pas besoin de se vanter devant moi : si la bataille avait continué, il les aurait tous couchés par terre, invalidés, à sa complète merci, et si le cœur lui en eut dit, il aurait pu alors tirer de chacun, tour à tour, sans se presser, le petit nom de sa mère.


J’ai jamais retrouvé mes lunettes – ni le soir même, à trois, avec Gus, qui n’a pas cherché vraiment, ni le lendemain avant-midi, quand on est retournés voir; Carlson avait dormi chez moi. J’ai dû m’en faire faire d’autres, avec ma dernière prescription.




Fuck it good yeah!




Je n’aurais jamais pu croire que ma vie deviendrait un jour aussi plate. Ma vie diurne – quotidienne – routinière; purement, simplement vide, calmement, tranquillement insipide et volatile. Au marché, je ne suis rien d’autre qu’une machine – et c’est parfait, c’est exactement ce qu’on demande aux opérateurs d’être : efficaces, réguliers, exacts – une machine qui fonctionne pour qu’une autre machine serve, très simple, avec des boutons, un tiroir-caisse – tout l’important dans les boutons : nombre de commandes limité au minimum; précision électronique. À gauche, des tapis-roulants, et un lecteur de codes-barres au laser. Bonjour – ou : bonsoir – et, – silence affairé –; c’est tout? ça fera n dollars et z sous; merci – et on emballe – ; bonne fin de journée – ou : bonsoir. Je suis parfaitement réhabilité. J’ai compris l’une des vérités, sinon la grande vérité, universelle; le principe à la base de tous les principes

– tu prends : tu payes; tu donnes : tu reçois –

c’est fou comment j’avais pu ne jamais le réaliser? Ce n’est pas compliqué! C’est inscrit dans l’imbrication constituante élémentaire même de la réalité sociale et matérielle du monde humain, de tous temps.


Une vie tranquille

saine,

ce n’est pas tranquille à ce point-là.

Je vais maintenant mourir moins jeune, mais je ne suis pas plus normal qu’avant. J’étais déjà condamné, au fond. Depuis… – impossible à dire. Objectivement, c’est insensé. Depuis toujours et en même temps jamais. Toutes mes relations ont toujours été fausses. Parce que j’étais sensible et blessé au départ : toujours pris ensuite avec la peur! Ma peur m’a fait me détacher de moi-même et adopter des attitudes sur-conscientes et des comportements préprogrammés, pour être admis par les autres. J’ai toujours été prêt pour faire l’affaire de ceux qui, même sans malice, parce qu’ils ont tant d’assurance gratuite, naturellement, tirent profit des faibles de caractère. Mais je le sais, et je peux faire l’historique entier de mes liens de cause à effet, de mes époques et de la façon dont chaque événement précédent m’avait affecté et de telles manières que j’ai réagi aux suivants, d’année en année, depuis la petite enfance jusqu’à – il y a deux ans. Des révoltes successives, et, progressivement, une lâcheté, une défection continuelle et de pire en pire, et, dans un sursaut, le tout pour le tout, trop longtemps souffert d’incapacité d’amour, calvaire… Rien à faire.

J’ai quand même réussi le prodige, l’exploit rare, avec la coke, avec le crack, c’est impossible d’arrêter ça par soi-même ou presque, là où j’en étais, mais je l’ai fait et je ne me l’explique pas vraiment, et je ne veux pas y penser, de toute façon il ne faut pas, je ne suis pas superstitieux une seconde mais ça, je suis sûr qu’il faut que je prenne ça comme le miracle que c’est et ne pas y toucher, laisser ça parfait comme c’est là… Après ma désintox, j’avais recommencé aussi fort – pire, même – et puis sans le savoir, après des mois encore, j’ai arrêté tout seul; je ne pourrais même pas dire quand ni où j’en ai pris la dernière fois.

Sauf que, j’en suis où? Je n’ai plus le goût de rien, je n’ai plus d’amis – en fait, je n’en ai jamais vraiment eus – ni de blonde; Tom se demande – le petit homme se demande, rapport au bonhomme! – et je suis, ni plus ni moins, une espèce de légume, dans mon minuscule appartement laid, sans aucune vie, d’où je sors pour aller travailler et c’est tout! J’ai ruiné, gâché, perdu tout ce que j’avais jamais eu, qui était mal parti chaque fois, de toute façon, dès le début, à cause de mon inaptitude, et voilà.

Les déménagements, l’école, ma mère, mon père, Carlson, Lydie, l’échec, la seconde vie, solitude encore atroce, Marie-Ève, ma trahison, mon abandon de Carlson, et tout ce temps l’alcool, le pot, le pcp, n’importe quoi qui gèle, qui décape le surmoi, le moi, le ça, puis la coke, la réapparition de Marie-Ève, le crack avec la coke, et encore une affreuse trahison, puis le sevrage impossible, avec vue sur la mort, calme, vide, l’abandon, décidément, et la platitude, enfin, le dégoûtant ennui nauséeux des mois, des mois; deux ans; la platitude, et là. Moi, que – moi, pourtant, que… – Rien ne me déplaisait plus, rien ne me choquait plus, moralement, que le manque d’enthousiasme, la résignation, l’aveu d’impuissance alors que tout la dément,

et j’en suis là.

Je ne dors presque plus.

Je ne trouve aucun intérêt à me coucher pour essayer de dormir, même que ça me répugne : je ne trouve pas la paix, je sens passer le temps qui s’écoule et ça me donne le vertige, un mélange de tristesse et d’angoisse, très diffuse; un chuchotement qui me berce dans le quasi-silence. Les murs sont en béton, très épais; en plein jour l’insonorisation semble parfaite, mais dans l’inactivité nocturne relative, toutes sortes de sons affluent, au seuil de l’inaudible, étouffés, sourds, opaques à l’esprit; des grondements sous la mer; un cétacé quelque part; le murmure d’une gigantesque poubelle d’acier bien pleine et grasse; des sons vibrants, mollement modulés, de basse fréquence et chauds, qui caressent et fascinent comme l’odeur de l’essence, ou l’odeur de nos gaz.


Je feuillète mes cahiers;

je me repasse mes vieilles compos –

j’avais du bon stock... Ça me surprend encore : j’ai dû écrire, en tout, pas loin de cinq cent chansons – quoique, là-dessus, une majorité de textes seuls, sans même une ébauche de mélodie, ou si peu, quand je commençais à peine à jouer de la guitare… tous perdus; mais ça ne valait pas grand-chose. Sauf qu’à force, mon écriture s’est améliorée : meilleurs sujets, meilleures sonorités, et plus grande efficacité dans le traitement. Et j’ai la musique en tête pour toutes celles que j’ai gardées; le temps passe et je me les rappelle toutes sans problème. Je peux me les faire jouer mentalement dans le détail. Cent quatre-vingt-une, que j’ai gardées, en tout; je les avais transcrites à l’ordinateur et toutes imprimées, datées plus ou moins précisément, et classées en ordre chronologique approximé a posteriori, dans mon gros cartable à anneaux, les feuilles par paires, dos à dos, dans des pochettes de plastique translucide. Pas toutes bonnes. J’en ai jouées quand même plusieurs sur scène, entre 1994 et 2002. Deux instrumentales, qualité démo, enregistrées sur 4-track d’une façon qui me permettait au final de mixer sept ou huit pistes distinctes sans trop perdre en qualité sonore, ont passé à la radio de l’université McGill, à l’été 2001. Il y en a que j’ai gardées même si je ne leur avais pas trouvé de place : j’en ai cent quarante-quatre, en fait, que j’ai regroupées en onze « albums » – des albums imaginaires… – plus trente-sept « indépendantes », plutôt ordinaires. Des cent quarante-quatre, si je suis honnête, en étant assez sévère, j’en ai, je dirais, une quarantaine de très bonnes. Quelques-unes sont vraiment excellentes. Si je fais un tri plus généreux et sans exagérer, j’ai au moins quatre-vingt chansons et pièces instrumentales de bonne qualité.


Carlson était incapable de coopérer pour un projet, ou il refusait, ce qui revient au même. Au début, une seule fois, on avait pratiqué une toune que j’avais composée, une journée, juste assez pour avoir pu l’enregistrer. Il s’est mis à concevoir l’acte de jouer en groupe comme nécessairement éphémère et spontané, pur; qu’il y avait une perversion fondamentalement antiartistique à la répétition de pièces construites et développées puis reproduites, signées – en tout cas ça légitimait et rendait même vertueux son égoïsme. Fallait le voir diriger, urger de jouer


Plus DE MÊME!


et


Moins DE MÊME!


incompréhensible, avec l’aplomb d’un auteur-compositeur-interprète accompagné, mais assis derrière ses drums, et sans la moindre connaissance théorique standard de la musique. Il jouait avec inspiration, pourtant. Sauf qu’il gardait rarement le beat. Même si j’avais été plus solide face à lui, ça n’aurait jamais rien donné. On partait des jams sans plan, sans restrictions, on buvait, fumait des joints, Carlson se battait, on faisait rager les voisins, et on se réveillait les lendemains dans des ravages impossibles. Et moi, donc, je continuais à imaginer, à écrire et à composer mes chansons, et je me suis mis à concevoir des albums, selon l’enchaînement réfléchi, très mentalement travaillé, des tons de mes pièces, de leurs textures et rythmes, et avec cohérence et progression dans les thèmes et les sujets. Dans ma tête, en fantasme, je suis donc le leader d’un band qui n’a jamais vraiment existé – je n’ai joué que deux fois live, seul, voix et guitare, dans des petits bars… Mais ça va, maintenant, comme ça. J’ai mon cartable et je peux me faire jouer, dans ma tête, avec deuxième guitare et basse, batterie, parfois synthé aussi, mes albums.

Une fois, j’en ai composé un complet en deux mois, de mars à mai. Il y a cinq ans. Dix titres, quarante-neuf minutes en tout. Together. L’album s’ouvre sur ce qui est peut-être la meilleure de toutes les petites chansons simples que j’ai écrites, « Summer Cut ». L’album entier vaudrait la peine d’être réalisé.


Summer coming, you know, I’ve got to

cut my hair, because I want to

feel the warm winds on my neck;


summer coming… – I think I’d rather

shave my head, because I wanna

let the sun shine on my head

– let the sun warm up my head;

let the warmth heat up my brains;

let the heat light up my mind…

(distillate my mind)

– distillate my mind –

and the steam flow off my brains;

and the breeze drag it away

(let the breeze blow me away);


and the birds get a hold on me;

and I float over all I see;

sea breeze blowing to the seas…


(but my body’s on the grass).

Summer coming, you know, I’ve got to

cut my head off, cause I don’t want to

think about that summer’s end;

think of when that summer’ll end;

think that summers always end –

think that all things have an end.



« I’ve got a little black book with my poems in … »


: Pink est dans une antichambre – une chambre d’hôtel, et ça va mal. La télé est allumée devant lui qui ne regarde rien pendant une heure… deux heures? – Passe toute la journée, les stores baissés. Son mariage qui a rendu l’âme; la musique – l’œuvre – qui ne le satisfait plus; et son groupe – ses amis, collaborateurs et famille – qu’il hait

– qu’il domine, en maître absolu, et dirige – mais il en est prisonnier : il dépend de cette ignoble position de tyran qu’il s’est faite;

– qu’il abhorre

et qui l’attend… (« One of My Turns » : la groupie générique, ébahie, ramenée la veille au soir et partie vite, apeurée; et Vera? Quelqu’un se souvient de Vera? – c’est le moment, de pleurer sur un passé doré : Qu’est-il advenu de toi…?

…quelqu’un se sent comme je me sens?)

Et, d’une minute à l’autre, le gérant – qu’il a choisi lui-même, engagé; qu’il respectait… – au nom des autres, qui le cherchent,

« …Time to go! »

va frapperbang! bang! bang! bang! bang! bang! … Time to go! – et ensuite, après le secours d’un valet prévenu, va – vont – iront faire venir run! Immediately!

immédiatement

sans intermédiaire, un médecin

capable d’injecter, pour une paie (« Comfortably Numb ») des stimulants efficaces, qui réveillent, recentrent et euphorisent à point, parce que

The Show Must Go On


C’est à ça que ça me fait penser – quels larmoiements!

La ligne la plus émouvante, dans toute l’histoire, peut-être : quand Pink régresse et végète, seul à l’hôtel, retranché, et commence un inventaire si pauvre de tout ce qu’il a, près de lui, à l’étranger, en tournée, qui le rattache à sa propre intimité, et qui tient dans un minuscule sac de voyage : sa brosse à dents, un peigne et – la première chose qu’il nomme – a little black book with my poems in.

Roger Waters est humain. Alléluia!

Il est surtout, comme beaucoup d’autres adultes, tous les adultes aigris, et les adolescents aigris aussi, en enfant qui a mis une croix sur son enfance avant le temps, par dépit. Comme un enfant qui apprend, s’arrête sur le point de raisonner ses parents, sage, pousse les mots, mais…

what the fuck?what the freaking fuck?

et laisse tomber

Nobody Home »).


Tous ces albums-là, je pourrais les produire, avec un studio, des instruments, une équipe technique – et un peu de pratique, parce que ça fait longtemps. En général, pour chaque pièce, j’ai imaginé, et gardé en mémoire, deux partitions de guitare complémentaires et une autre pour la basse, en plus des percussions; et souvent je prévois un peu de synthétiseur, ou parfois du piano. Du violon, aussi, dans certaines chansons. Des harmonies pour deux voix. Ça ferait des très bons albums, en moyenne; très écoutables; cohérents, et bien structurés… – sauf que ça sonnerait, comment dire? pas mort, ni plat; ni redondant, mais – un peu étouffé; mal aéré; dément… Solipsiste. De la musique pensée et enregistrée toute par le même gars, qui joue tous les instruments, et chante, et mixe et mastérise et conçoit, et monte, assemble, promeut, lance et tourne, ça sonne comme de la merde, ça sonne pourri, ça sonne rance, avorté, dégénéré.


Ça sonnerait pas mal déprimant, aussi, à cause des paroles.


Pendant mes insomnies, soudain, je comprends tout. Insight, comme on dit. Depuis ma période poteux, au secondaire, ça ne m’arrive pas souvent, mais là, en deux mois, deux mois et demie, je dirais, ça doit faire cinq ou six fois. Aux pires heures pour voir tout en noir : entre deux et cinq; c’est trop calme et loin du jour pour la distraction, et le train fonce dans la nuit. Je m’analyse. Dans ma tête passent en reprise des scènes, des séquences; des suites en actes, enchaînements de causes et d’effets; et mon attitude générale dans un éventail de situations qui s’apparentent, les stéréotypes exacts de mon comportement, clairs et précis, tombent en place, formidablement résumés par un principe qui s’énonce avec la grâce d’une grande loi de la physique. Tout le temps que ça se trame, j’assiste au procès inexorable, et à mesure que la preuve se fait, je devine avec horreur les mécanismes de défense de mon esprit, dont je n’ai jamais conscience au jour le jour, qui masquent, à répétition, mes motifs réels, qui adaptent frauduleusement la perception de moi pour me la rendre défendable – qui faussent à mon insu, systématiques, la logique, le sens et les intentions de ma conduite. Et aussitôt, pendant que, sous le choc du constat brutal d’évidence, je commence à mesurer l’ampleur de la catastrophe, à l’abattement se mêle en progression vertigineuse, grave et sourd, un pressentiment d’urgence, une appréhension sans objet, c’est l’évanescence de l’énoncé même de la grande loi, la fugacité totale de la révélation, de l’illumination; un mécanisme de défense furtif mais ultime, imparable, d’abord pris de court, retardé dans l’engourdissement au centre de la nuit polyinsaturée, joint à la frénésie du délire insomniaque, vient d’activer la fonction « delete », sans sauvegarder, exprès – il ne me reste que l’assurance de ma condamnation éternelle en fonction d’un jugement top-secret. Je me sais prisonnier d’une substructure mentale qui m’abuse et me sabote, me ruine! Me jette aux rebuts – à la déchiqueteuse! Ça fait cinq ou six fois depuis deux, trois mois – le même éveil; la même replongée en plein cauchemar.



Dans la pièce qui conclut son premier album solo, Roger Waters chante « the moment of clarity faded »… Album-concept : récit, sur quarante-deux minutes – en « temps réel », par rapport à la durée de l’histoire racontée – d’un homme en crise qui fait une introspection. Entre autres.



Tu veux une fille belle dans ta vie, mon homme! Une fille magnifique, une fille vivante, une fille qui tend à être bien! Une fille comme ça aime les choses vives, les affaires toutes splendides. Aie pas peur d’avoir l’air fif! Le ridicule n’existe pas. Aie pas peur d’avoir l’air kitsch. Le kitsch, c’est la joie. Tu lui donnes une fleur. Tu lui donnes le plaisir de te donner son sourire. Come on.



J’ai assez de misère à la suivre, Marie-Ève. Je tiens à elle, j’en ai vu d’autres et je ne peux rien faire, elle me bardasse, et c’est quand tout a l’air d’aller qu’elle a le don de me foutre l’absolu trac de la vie… Et ce qui me tue, c’est qu’il n’y a rien là d’extraordinaire : Marie-Ève est une fille soignée, sensible, brillante, avec ses problèmes, comme tout le monde, sous contrôle, elle charge son horaire et s’y tient, et moi sûrement je suis un paquet de troubles, difficile à vivre, je veux bien croire, mais quand même! ce qui me jette au tapis, quand je vois ça, c’est que tout le monde est fou, mais fucké, fou inadapté, pourtant dans cette société, ici, où comme nulle part ailleurs on prend les choses easy; nous existons dans une réalité invivable, intolérable, tout simplement. Je partage l’avis de feu mon auteur préféré, Kurt Vonnegut, qui ne s’est même pas suicidé, quoiqu’il ait essayé : notre tragédie à nous, les Terriens, c’est que, pour des animaux, nous sommes pourvus d’un cerveau proportionnellement trop gros. Nous sommes lancés pleins d’orgueil, ingénieux, dans un puissant délire qui ravage tout et nous causera l’extermination bientôt, mais nous sommes incapables, à l’échelle du cercle familial même restreint, intime, de nos existences, avec notre intelligence, de vivre en paix et heureux. Marie-Ève étouffe d’anxiété, je m’épuise rien qu’à lui répéter de relaxer, que tout est oké, et chaque jour des questions en panique, infantilisantes, malgré elle, débilitantes, je me sens comme la gaffe incarnée, surveillé partout, et à l’occasion, quand elle perd à fond la tête, le fil hypertendu de l’âme qui claque, elle disparaît, la Marie-Ève que je connais s’éteint, ça se voit à l’œil nu, je l’entends même de la lune, comme un dédoublement de personnalité, aussi net, je me retrouve en face d’une zombie, et j’ai le goût de me tuer. Tout casser – les fenêtres, les meubles, toutes les planches de bois, pulvériser les chaises en les abattant sur le plancher, faire un tas avec le linge et les draps et y mettre le feu, tabarnaquer l’ordinateur par la fenêtre, défoncer les murs à coups de marteau; et pour finir m’en câlicer un sauvage à travers la tête. Et pourtant elle fonctionne, elle a plusieurs bonnes amies, une vie, et c’est moi le perdu! C’est moi, le perdu!